L’idée que la Nature serait une guerre permanente de tous contre tous est passée de mode. Les travaux de Kropotkine (1902) ont mis en lumière l’étendue des mécanismes d’entraide dans le monde animal, faisant émerger une autre « loi de la jungle » : basée sur la coopération, l’altruisme voire l’empathie plutôt que la compétition. Comment ne pas s’émerveiller devant cette fabuleuse capacité d’entraide ? Ses nombreuses illustrations, qui prennent des formes sophistiquées, subtiles et parfois émouvantes, donnent à voir un monde de solidarité et de fraternité où chacun peut rendre service à l’autre et lui apporter ce qui lui manque. Pourtant, voilà bien longtemps que nous savons que les êtres vivants trichent et se dupent les uns les autres. Non sans humour, le grand naturaliste Alfred Russel Wallace décrivait ainsi (en 1867) les espèces faisant usage de la ruse : « On dirait des acteurs ou des personnes costumées, vêtus et maquillés pour divertir, ou des escrocs tentant de se faire passer pour des membres bien connus et respectables de la société. » Nous proposons d’entreprendre une exploration des escroqueries et des illusions dans le monde naturel, en développant les différents types de stratagèmes mis en place notamment par les animaux (mais aussi les plantes) pour survivre, se nourrir et se reproduire. Notre voyage nous fera découvrir des animaux cleptomanes (comme le drongo brillant), de spectaculaires mantes-fleurs (mente-fleurs ?), des papillons passés maîtres dans l’art du bluff et des coucous mafieux. Nous verrons également que les comportements antisociaux et la tricherie ne sont pas dénués de risque et peuvent faire l’objet de punitions. Ces exemples illustrent comment l’observation et la compréhension des impostures font progresser notre compréhension de l’évolution, de l’adaptation et de la biodiversité. Après avoir brossé les différentes hypothèses à la base de ces stratégies d’arnaques, nous élaborerons une réflexion sur cette « troisième voie », qui n’est ni celle de la compétition ni celle de la coopération, mais une forme d’évasion de la dialectique du vivant, empruntant à la fois à l’épopée des pirates et à l’anarchisme. Même si l’on se gardera de tout romantisme excessif, cette Voie, parcourant l’éventail du vivant jusqu’aux sociétés humaines, ne procéderait-elle pas d’une certaine « histoire de magie et de mensonges, de batailles navales et de princesses enlevées, de révoltes d’esclaves et de chasses à l’homme, de royaumes de pacotille et d’ambassadeurs imposteurs, d’espions et de voleurs de joyaux, d’empoisonneurs et de sectateurs du diable et d’obsession sexuelle » (Graeber, Les Pirates des Lumières, 2019) ?